A la mémoire de Professeur Judith Kauffmann zal (1946-2007). Enseignante au département de culture française depuis 1970. Spécialiste de la littérature de la Shoah, de l'humour, du roman contemporain français. Lectrice infatiguable, fine pédagogue et précieuse amie

Prof. Judith Kauffmann zal

    CV

     

     
    Media

     

    Ce texte fut rédigé en juin 2007 à l’occasion d’une cérémonie de commémoration pour ma collègue le professeur Judith Kauffmann ז''ל, décédée quelques mois plus tôt. Le relisant cinq ans plus tard, j’ai décidé de n’y apporter aucune modification. Écrit sous le signe d’un deuil profond, il doit être lu comme le simple témoignage d’une amitié qui me manque encore.

     

    Gary D. Mole

    le 11 décembre 2012

     

     

    Pour Chouquette, en amitié

     

    Dans la Galleria Nazionale d'Arte Antica du Palazzo Barberini, à Rome, est suspendu un tableau, une huile sur toile d'un mètre et demi sur deux, qui représente une jeune femme, belle mais modestement vêtue et dont le visage affiche un air légèrement dégoûté devant son geste, en train d'enfoncer un cimeterre dans le cou d'un barbu allongé, les yeux fixés, comme révulsés et incrédules, sur son bourreau. Vous reconnaissez là, je n'en ai aucun doute, la peinture de Judith décapitant Holopherne, un des chef d'œuvres du maître du chiaroscuro, le Caravage. Le sujet biblique n'était certes pas nouveau, Botticelli et Michel-Ange l'avaient déjà traité, mais l'action chez ces derniers se situait après l'assassinat, lorsque Judith quitte le lieu du meurtre accompagnée de sa servante qui porte la tête du mort sur un plat. Or, le Caravage, me semble-t-il, a voulu innover par la composition et le réalisme, il n'a pas voulu esquiver la scène de l'assassinat même où le sang jaillit et la bouche se tord au moment de l'épouvante de la mort d'Holopherne aux mains de la jeune Juive.

    Le Caravage (Caravaggio), Judith décapitant Holopherne, 1598

     

    Je sais à quel point mon amie et collègue, Judith-Yehoudit-Chouquette, était fière de son nom, fière d'appartenir à ce peuple qui a su produire, à des moments propices, des femmes qui ont joué un rôle capital dans son salut, des salvatrices telles Dvorah, Yaël, Esther, Yehoudit. Je sais à quel point elle était attachée à des représentations de Yehoudit et Holopherne, et elles ne manquent pas. Mais qu'est-ce qui l'intriguait tellement? La ruse de Yehoudit et l'horreur de son geste? Le salut et la paix qu'elle a apporté au peuple juif sous le joug de l'empire perse? L'histoire qui finit bien, fût-elle sanglante? C'était sans doute tout un mélange de sentiments, esthétiques, poétiques, historiques. Pour moi, je pense que c'etait le cimeterre, car Chouquette possédait une arme semblable et non moins efficace, c'était l'humour, prêt à trancher la gorge de toute idée reçue, de toute bêtise, de toute atteinte à la liberté de pensée et à la dignité humaine. Le livre de Yehoudit, faut-il le préciser, n'est pas entré dans le canon juif, sans doute pour la raison principale que la version originale en hébreu n'a pas survévu et que l'ouvrage n'a été conservé qu'en grec, mais je trouve, au-delà de cette contingence purement historique, un beau parallèle entre la marginalisation de ce livre deutérocanonique, et le fait que Chouquette s'intéressait, presque tout au long de sa carrière, et très souvent par le biais de l'humour—noir, grotesque comme il convient à un cimeterre tranchant—, à des auteurs qui, au début de ses recherches et pour certains encore jusqu'aujourd'hui, ne sont jamais entrés dans le "canon" littéraire français: Patrick Modiano, Romain Gary, Piotr Rawicz, Anna Langfus, Albert Cohen... Trop juif? Trop Shoah? Pendant longtemps, sans doute. Mais Chouquette persistait, ne renonçait pas à ses intérêts parce que l'empire universitaire n'avait pas encore décrété sur l'appartenance de ces auteurs comme sujets académiques. Chouquette continuait à trancher, juste et avec conviction.

     

    Au cours des douze années pendant lesquelles j'ai eu le privilège de connaître Chouquette, j'ai eu aussi l'honneur de collaborer avec elle à plus d'un titre: d'abord, pour un colloque à Bar-Ilan en 1996 sur la littérature et la résistance, au cours duquel la profondeur de nos intérêts de recherche en commun se manifestait pour ne jamais nous quitter; par la suite pour des cours sur divers aspects de la représentation littéraire de la guerre, la première comme la deuxième; pour des pistes de lecture—je ne suis pas le seul à avoir pu profiter de sa générosité d'esprit, de sa vaste érudition dont elle ne se vantait jamais mais qui était à tout temps évidente à qui, collègues ou étudiants, voulait en tirer bénéfice—; enfin au niveau administratif où des tâches partagées, et un riche et fructueux "trilogue" entre elle-même, Roselyne Koren et moi-même nous soudaient d'une profonde amitié professionnelle, compte tenu de nos désaccords que l'amitié précisément nous permettait de respecter et de surmonter. Si nous avions tous le même souci: le prestige, la réputation, et la bonne santé du département de français—pour lequel, j'ajoute en passant, Chouquette a travaillé corps et âme—, Chouquette avait ce don, dans nos réunions, par téléphone ou par courriel, de trancher, non pas noir et blanc, et jamais "sa" vérité contre les "erreurs" des autres, mais de voir avec précision, calme, intelligence, finesse et humour, ce qui était nécessaire et essentiel, et ce qui ne l'était pas, ou l'était moins. Ce don ne pouvait que commander respect.

     

    Je me souviens d'une visite, il y a quelques années, à l'hôpital à Jérusalem lors de son premier cancer, avoir vu la solidité de Chouquette chanceler. Pour la première fois, j'ai eu une première intimation de sa fragilité. Fragilité, non pas faiblesse et certainement pas mortalité. Je n'avais jamais pensé, ni même lors de la deuxième bataille, qu'elle perdrait, qu'elle serait enfin vaincue. Pour moi, tout d'un coup, fin avril 2007, c'était la revanche d'Holopherne. J'ai ressenti de l'injustice, j'ai éprouvé de la colère contre cet ennemi qui comme un spectre osait revenir nous priver de la compagnie de Chouquette, de son amitié, de sa chaleur, de son savoir.

     

    Cette victoire d'Holopherne, j'aime penser qu'elle n'est qu'un triomphe d'apparence. Certes il nous a physiquement pris Chouquette, et je lui en veux, terriblement. Chacun parmi nous sans doute a une image de Chouquette qui lui reste. Pour moi, il y a bien entendu ses écrits, et c'est l'essentiel, la leçon qui en dégage, leur lucidité exemplaire, mais il y a aussi pour moi cette autre image fixée dans ma tête, celle de Yehoudit à l'épée tranchante. Non pas une Yehoudit guerrière, avide de sang, il va sans dire, mais Yehoudit qui voyait juste, qui défendait infatigablement ce en quoi elle croyait, la nécessité de la littérature, la transmission de la mémoire, et qui était à même de décapiter, par toutes les ressources de l'humour qu'elle connaissait si bien, les faux-prophètes, les hypocrites, les mal-intentionnés, les rhétoriqueurs vides, enfin tous les satrapes en tenue moderne.

     

    Gary D. Mole

    19/06/2007

    Dernière mise à jour : 12/09/2022